C’est une période de l’année des plus particulières qui s’amorce autour de Roubaix. Le peloton arrive, son souffle revient année après année pour nous cueillir comme si c’était la toute première fois. On se surprend même à jouer les vierges effarouchées souriant bêtement en croisant les groupes de cyclos venus rouler en masse avant le passage des pros. C’est finalement toujours une première fois car cette course n’est et ne sera jamais la même. Oui, elle ne ressemble à aucune autre, voilà pourquoi on ne parle pas de l’histoire de Paris-Roubaix mais de sa légende. Les forçats, quant à eux, n’ont plus que le Vélodrome en tête, le dernier virage qui laisse place au soulagement et à la fierté. Avant de retrouver la magie de la course, c’est la mise en place, véritable rituel qui nous rappelle, s’il le faut, que l’épreuve arrive. Plus qu’une question d’heures, de jours et surtout d’amour. À Roubaix, on déroule le tapis rouge ou plutôt les drapeaux noirs, façon corsaires sur les grandes artères. Question de goût mais ne vous méprenez pas, la plus belle des classiques n’est pas qu’obscurité. De l’obscurité naît la lumière et le halo de l’épreuve me semble parfois tristement être l’un des seuls atours dont la ville sait se parer maladroitement. Une ville en perpétuelle pour ne pas dire nécessaire reconquête. La conquête d’une identité nouvelle et moderne mais qui ne doit en aucun cas désavouer ses antiques atouts que son bien évidemment le sport et la culture.
Les fadas sont là, avec une idée fixe, celle d’être au premier rang pour acclamer leurs idoles.
Mais revenons-en au terrain. Ce samedi, il est grand temps d’enfourcher sa bicyclette pour partir modestement à l’assaut des mythiques secteurs pavés de l’Enfer du nord. Il faut faire preuve d’une certaine adresse car nous ne sommes pas seuls en chemin puisque les courageux du Paris-Roubaix Challenge dévalent déjà sur le parcours. La chance est au rendez-vous, c’est sous un ciel d’un bleu limpide, inondé de soleil que la machinerie vibre en rythme. Au carrefour de l’Arbre, les camping-cars sont d’ores et déjà en place. Certains sont même là depuis le milieu de la semaine et profitent de la clémence des cieux. L’an dernier, tout le monde pestait face à une semaine pluvieuse, pour ne pas dire un véritable bain de boue. Quoi qu’il en soit, les admirateurs pour ne pas dire les fadas sont là, avec une idée fixe, celle d’être au premier rang pour acclamer leurs idoles. Du premier au dernier, ils leur vouent les mêmes admirations et un respect sans faille.
Ce satané secteur pavé est en plein vent comme si ce chemin avait été tracé par pure hérésie, au milieu de nulle part. J’approche enfin des quelques camping-cars que je voyais à l’horizon. Certains sont totalement clos, leurs occupants étant certainement partis profiter du beau temps pour aller rouler ou se balader à pied dans les traces des milliers de cyclistes passés ici et là depuis 1896 et la toute première édition de l’Enfer du Nord. Intrigué par le haut vent de l’un d’entre eux, je décide de couper mon modeste effort pour partir à la rencontre de ces personnes qui sont bien plus que de simples spectateurs. C’est en voulant déboiter pour m’arrêter sur mon flanc droit que je me rend compte de la nervosité des cyclos qui remontent le pavé, on hurle dans mon dos. Et oui, comme une bonne partie du peloton et malgré le fait que bon nombre des rouleurs du dimanche soient équipés de rutilants VTT, on emprunte le bas côté. Je déchausse finalement tant bien que mal après une petite frayeur. Le respect ça change l’école et les cyclistes sont bien souvent de bons élèves même si, comme partout, du travail reste à faire.
Votre passion, presque par procuration, pour cette discipline hors-norme qu’est le cyclisme.
Ce n’est pas par hasard que je décide de m’arrêter à ce niveau. Une petite table en formica est dressée, un poste de radio à piles à l’ancienne trône fièrement sur celle-ci. Sur les ondes, c’est une radio d’information qui raisonne. France Info, RTL ou quelque chose du genre. Peu importe. Une dame d’un certain âge ou plutôt d’un âge certain se tient là, accoudée au capot de son logement de fortune. Elle m’adresse un sourire, j’aperçois une belle lueur dans ses yeux, j’approche donc pour entamer la conversation. Vous vous reconnaîtrez Liliane, j’espère que vous ne m’en voudrez pas trop de parler un peu de vous et de votre histoire qui m’a terriblement touché. Cette histoire, c’est la vôtre et je pense que beaucoup de personnes se reconnaitront à travers vous, votre passion, presque par procuration, pour cette discipline hors normes qu’est le cyclisme.
« Alors mon p’tit gars, on est cuit ? Ça souffle hein ! » m’assène t-elle en guise de bonjour. Je n’avais plus vraiment le choix, je ne le savais pas encore mais j’allais vivre là l’un de mes plus beaux moments de Paris-Roubaix, étonnement hors de la course. C’est aussi ça la magie de Paris-Roubaix, du vélo plus généralement, croiser des personnes simples dans le bon sens du terme, prêtes à vous accueillir sur un bout de leur table sans réfléchir. Un thermos de café est posé là, mon hôte me fait signe de prendre une tasse et de me servir. Un peu décontenancé par cet accueil, je sens la timidité monter en moi, pas vraiment de la timidité en fin de compte, plutôt de la pudeur.
« Vous aimez le vélo ? »
« Pas vraiment mais mon mari, c’est un fou de vélo, il pourrait faire toutes les courses ! »
« Ah et il n’est pas avec vous ? »
« Non, je me suis mal exprimé. C’était un fou de vélo, il aurait pu faire toutes les courses. »
J’étais vraiment mal à l’aise, Liliane me fit comprendre par son sourire que tout allait bien. Elle me raconta son histoire que je ne ferai qu’effleurer ici. Depuis plus de trente ans, le couple venait chaque année sur ces mêmes pavés. L’hiver dernier, son mari s’était écroulé, il l’avait quitté « en un éclair ». De son propre aveu, elle n’avait jamais vraiment aimé le cyclisme et encore moins venir chaque année dans les parages. Pourtant, revenir ici, avec ses deux fils était pour elle une véritable évidence. Elle s’était rendu compte que finalement, elle aimait le vélo, elle aimait les longues tirades de Patrick sur les favoris, écouter sur la route des vacances, les étapes de la Grande Boucle « au poste ».
« J’aimerai que ce soit Boonen, Patrick disait tout le temps qu’il pouvait l’avoir le record. On a fait des banderoles avec les garçons, là ils sont partis rouler un peu. »
Je n’irai pas plus loin dans la narration de cette journée.
La suite, vous la connaissez tous. Tom Boonen n’ajoutera plus aucun Paris-Roubaix dans son escarcelle même si de nombreux supporters à l’image de l’étonnante Liliane le souhaitaient plus que tout. Ce moment que je vous ai conté, c’est aussi ça qui contribue à la beauté de notre sport.